Pendant quatre siècles, on a fumé comme on buvait du café : par goût, par plaisir et comme un luxe. De plus en plus on fume maintenant, non plus parce que l'on aime fumer, mais plutôt parce que l'on n'aime pas ne pas fumer. La nature du produit a changé, son mode de consommation s'est modifié, les quantités absorbées ont augmenté : le monde découvre que ce plaisir si facile et anodin peut devenir un fléau social, et l'est bien souvent devenu. L'Organisation mondiale de la santé appelle toxicomanie la tendance à absorber un produit toxique susceptible d'engendrer l'assuétude (dépendance psychique et physique) et l'accoutumance qui entraîne à augmenter les doses absorbées. L'usage du tabac, qui semble n'induire aucune dépendance physique, n'est donc pas considéré comme une toxicomanie. Cependant, la présence de toutes les autres caractéristiques de la toxicomanie devrait conduire à l'élaboration du concept de toxicomanie sociale : ce qui distingue véritablement l'usage du tabac de celui du haschisch, c'est, bien moins qu'une dépendance physique assez hypothétique, l'attitude globale de la société à l'égard de ces deux manies. De ce point de vue, la répression massive et brutale ne se distingue plus de l'encouragement tacite ou publicitaire : l'une et l'autre attitude, aussi excessives qu'immotivées, traduisent un aveuglement commun. Le recours à des conduites dangereuses et reconnues comme telles, mais de plus en plus ressenties comme nécessaires à l'équilibre vital, ne se trouve pas étudié de ce point de vue ; le sens de ce recours non plus que la nature des raisons qui l'imposent ne sont analysés.
On fume de nos jours bien plus qu'autrefois ; on fume autre chose, « grillant » cigarette sur cigarette, alors que nos grands-parents savouraient pipe ou cigare ; on fume différemment, en inhalant profondément la fumée. Une « véritable révolution tabagique » s'est produite lorsque furent manufacturées les premières cigarettes : plus commodes que la pipe ou le cigare, dégageant une fumée moins irritante, elles ont permis la transformation d'un usage, fût-il excessif, en manie toujours dangereuse.
Pourtant, il semble à l'heure actuelle encore bien difficile d'être absolument hostile au tabac ; est-on hostile au raisin ou au café ? La plante n'est pas démoniaque et sa culture fait vivre un grand nombre de familles ; la transformation très complexe de ses feuilles et leur commercialisation assurent d'importantes recettes privées ou publiques. Pourtant, l'accroissement considérable du nombre des cancers du poumon a attiré l'attention sur les dangers du tabac ; mais l'analyse de ceux-ci a permis de révéler les risques graves que suscite la pollution atmosphérique. Il serait aussi vain et faux d'assigner une étiologie tabagique à tous les cancers des voies respiratoires que d'en rendre exclusivement responsable la pollution atmosphérique. Aussi est-ce le bon usage d'une importante production mondiale qu'il convient de déterminer, car, s'il y a un scandale du tabac, il tient moins, semble-t-il, à sa culture et à sa transformation qu'aux caractères de sa commercialisation.
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